Poésiades de l'artiste Beihdja Rahal
     
     
 

Odes féminines à l'amour

"…Qui t'a envoyé ? Lui ai-je demandé
Celle dont tu es amoureux ! A-t-elle répondu.
Celle qui, après l'amour, a défait votre union !
Laisse tomber l'amour, n'y prête plus attention !
Mais sans l'amour, O messagère, Même les astres cesseraient de tourner ; … "

Un dialogue entre l'amant esseulé et l'ombre, messagère de son amour, évoqué avec passion et fougue dans le neklab Ya ghazal dhabyou al-hima…, interprété sur le mode maoual par Beihdja Rahal.

Beihdja qui nous offre dans son dernier CD, Poésiades, une interprétation de trois noubates réputées orphelines, dans les modes djarka, araq et maoual dont elle nous chante quelques-unes des neklabate, des nesraf et des khlassate non altérés par le temps. Un enregistrement tout de sensualité et de passions sur l'amour, la douleur, le supplice d'aimer, la séparation d'avec l'être aimé, l'attente, l'idéalisation de l'être aimé… Une sensualité qui imprègne les poèmes andalous, des mouawachah et des zejel, déclamés, revus et traduits vers le français avec la collaboration du professeur de littérature arabe à Paris III, Saâdène Benbabaâli.

Des poèmes forts et puissants où la noblesse de ce doux sentiment, la sensibilité féminine dans l'art d'aimer, transparaissent fidèlement, notamment dans les textes déclamés dans les istikhbar des trois noubate. Des textes de trois poétesses andalouses, Wellada Bint Al Moustakfi, Oum Al Alaa Bint Youssef El Hijariya et Oum Al Hana Bint Abdelhaq Ibn Attiya. Des poétesses, intellectuelles et femmes de savoir et de culture, qui ont su, dans des odes fulgurantes, parler de l'amour, ce sentiment unique et multiple.

Chérif Bennaceur

 

 

Beihdja Rahal auSoir d'Algérie” : “ Mon rêve est de chanter la poésie de la çanaâ

Dans cet entretien, Beihdja Rahal, cette interprète de la nouba, évoque sa dernière œuvre, Poésiades, un enregistrement de trois modes andalous orphelins. Elle nous parle aussi de son rêve d'arriver à chanter toute la poésie qui existe dans les recueils de la çanaâ.

 

Dans un istikhbar sur le mode djarka, un des trois modes chantés dans ce CD Poésiades, vous reprenez les vers d'une célèbre princesse et poétesse cordouane, Wellada Bint El Moustakfi, l'amante éperdue du poète andalou Ibn Zeydoun, Ce que je ressens pour toi empêcherait la lune de paraître...” Une poésie expressive, attirante. Comment expliquer cette attirance ?

Wellada est la fille du dernier calife omeyyade Mohamed El Moustakfi Billeh, elle a gardé son statut de princesse même après la chute de la dynastie omeyyade. Elle a continué à organiser des salons littéraires chez elle, où se rencontraient poètes, philosophes et artistes. C'est son histoire d'amour tapageuse avec Ibn Zeydoun qui reste dans les mémoires. Une grande poésie est née de cette liaison et même après leur séparation, je ne pouvais pas citer les poétesses andalouses sans parler de Wellada.

 

Quelle est la particularité de cette poésie ? En la reprenant, est-ce une autre manière d'attirer le public vers l'andalou ?

C'est surtout une manière de rendre hommage à de grandes dames, poétesses, qui ont marqué l'histoire de notre patrimoine mais qui restent jusqu'à présent peu citées parmi les grands poètes andalous hommes.

 

Beihdja, vous faite œuvre de préservation du patrimoine lyrique national. Vous l'enregistrez. Vous en parlez lors de conférences. Peut-on parler d'une évolution dans votre parcours vers la musicologie ? Et pourtant, vous refusez de vous considérer comme une musicologue...

Je le refuse parce que je ne le suis pas. Je ne suis qu'interprète de la nouba. C'est ce titre-là que je revendique. C'est vrai que je suis à mon 16e album et, modestement, c'est une manière de contribuer à la préservation de notre patrimoine andalou. J'anime des conférences-débats et des communications sur des thèmes choisis autour de cette musique et sa poésie. Mais ça ne fait pas de moi une musicologue. Je fais partie d'une génération qui a eu la chance de faire des études universitaires, j'ai envie d'en faire profiter le grand public en lui donnant des notions supplémentaires sur la beauté de la poésie, de la musique, de son histoire…

 

Vous avez entamé une seconde série d'enregistrements des noubate. Peut-on espérer voir sur les bacs des disquaires des CD de poésies aroubi, de noubate inqilabate, enregistrées à la manière Beihdja ?

Ma plus grande passion est de chanter et d'enregistrer des noubas et c'est cette partie classique qui m'attire le plus, ça ne veut pas dire que je ne m'intéresse pas du tout au aroubi et inqilabate puisque tous mes albums commencent par un inqilab. Les inqilabate sont des morceaux qu'il faut préserver de la même manière que nous préservons la nouba. Personnellement je préfère les chanter avant d'entamer un mceddar (premier mouvement de la nouba) dans le même mode. Le aroubi est un genre dérivé, propre à l'école d'Alger, que j'interprète à chacun de mes concerts tout de suite après la nouba mais je n'ai pas encore pensé à le mettre sur CD. La nouba est un océan vaste et profond dont on ne perçoit pas les limites, mon rêve est d'arriver à chanter toute la poésie qui existe dans les recueils de la çanaâ, mais c'est encore un rêve.

 

Le public mélomane remarque votre absence lors de la manifestation, Alger, capitale de la culture arabe. Une manifestation qui a déjà quatre mois d'existence. Absence fortuite ? Peut-on parler d'une culture arabe et donc de musique arabe ou de musiques arabes sans évoquer l'art andalou ?

Je n'ai pas été sollicitée pour y participer, j'essaie tout de même de garder le contact avec le public puisque j'ai organisé, avec la collaboration du directeur du Palais de Raïs, Bastion 23, une conférence-débat ayant pour thème “Poésie au féminin”. La poésie, art de la pratique de la langue, a depuis toujours occupé une grande place dans la vie des Arabes. Tellement d'ailleurs, qu'il serait impossible d'établir ici la liste des nombreux poètes qui ont jalonné l'histoire et marqué par leur talent la culture arabe.

En Espagne musulmane, à des milliers de kilomètres de l'Orient natal, et quelques siècles après Imrou'ou Al Qayss et Al Moutanabbi, la poésie conservait toujours son statut d'art majeur. Un art accompli auquel la musique et le chant donneront un nouvel essor avec le mouwachah, avant d'aboutir au zajal, ce que nous chantons à notre époque. Je préfère parler de musique maghrébine, elle est différente de la musique orientale et c'est ce qui fait notre particularité et notre identité, en lui donnant une place de choix parmi les musiques arabes que nous connaissons au Moyen-Orient.

 

Revenons à ces Poésiades. Un CD enregistré en février dernier et que vous avez présenté voilà quelques jours lors d'une conférence-débat au Bastion 23, en compagnie de Saâdane Benbabaâli, professeur de littérature arabe à Paris III. On sent une osmose, une communion entre vous. Peut-on en parler ?

Saâdane Benbabaâli est spécialiste du mouwachah andalou. En commençant à suivre son travail, à lire ses écrits, à assister aux conférences qu'il donne dans les universités et instituts parisiens depuis quelques années, j'ai découvert un artiste, un homme d'une grande humilité, toujours prêt à aider et transmettre ses connaissances. Je lui ai demandé de traduire, de l'arabe au français, la poésie que j'interprète dans mes albums, chose qu'il a acceptée sans réfléchir.

Un premier livret a accompagné un premier CD, un deuxième, puis c'est devenu automatique que chaque album soit accompagné d'un livret comportant la poésie en arabe, sa traduction en français et quelquefois d'un petit historique sur la musique classique algérienne. Saâdane Benbabaâli m'a aidée à me rapprocher encore plus de cette Andalousie musulmane qui me fascine de plus en plus, de cette grande civilisation qui reste un modèle et une fierté pour nous tous. C'est cette culture que je défends à chacun de mes concerts en Europe ou dans les pays arabes.

 

Envisagez-vous un concert de promotion de ce CD ? Quels sont les projets de Beihdja ?

Certainement que je donnerai un concert de promotion, vous serez informé dès qu'une date sera arrêtée. Le 3 mai, je serai à Tarbes dans les Hautes-Pyrénées. Les 6 et 7 juin, je serai à Fès, au festival des musiques sacrées. Le 16 juin, je donnerai un concert en Gironde. J'animerai un café littéraire à l'Institut du monde arabe de Paris à l'occasion de la sortie d'un double album comportant une nouba mezmoum et une nouba m'djenba. Je terminerai par un concert en Allemagne

 

Propos recueillis par Chérif Bennaceur
"LE SOIR D'ALGERIE" mardi 24 avril 2007