« La transmission de l'héritage culturel est un devoir »  
     
     
 

Beihdja Rahal, invitée d'honneur du festival international du théâtre de Bejaia cette année, rappelle dans cet entretien la nécessité de préserver et sauvegarder le patrimoine culturel andalou algérien. Insistant sur la bonne transmission de ce legs, elle dévoile les façons de s'y atteler et annonce les prochaines dates de ses parutions sur scène.

Entretien réalisé par Sarra Chaoui ...

 

Vous avez débuté au conservatoire très jeune, comment avez-vous été attirée par la musique andalouse parmi toute la variété du patrimoine algérien ?

Quand on m'a inscrite en 1974 au conservatoire d'El biar, c'était pour faire de la musique d'abord en tant que loisir. J'ai choisi la musique andalouse en toute sincérité car j'allais avoir mon instrument personnel, rien que pour moi. Ma propre mandoline ! Je ne vais pas dire que c'était parce que j'aimais la musique andalouse, je n'étais pas particulièrement attirée par elle étant enfant.

L'amour de cette musique, sa passion, est arrivée des années plus tard. Après cette formation, j'ai rejoint en 1982 l'association « El fakhardjia », du temps du maître Abderrezak Fekhardji qui dirigeait la classe supérieure jusqu'en 1985.

En octobre 1986, avec des amis et membres musiciens, nous avons créé l'association « Essoundoussia ». Je suis restée à leurs côtés jusqu'en 1992, année où je suis partie m'installer en France. J'ai eu une formation de plus de 20 ans dans la musique andalouse, avant que je ne commence en 1993 à donner des concerts en France.

Dans ce domaine qui touche à un patrimoine riche et difficile, ce n'est pas après 5 ou 10 ans qu'on peut se dire prêt à entamer une carrière professionnelle. Il faut avoir de bonnes armes pour pouvoir être face au public. J'ai choisi de me spécialiser dans la Nouba Sana'a d'Alger. C'est pour moi un travail de sauvegarde et de préservation du patrimoine.

 

De quelle façon réalisez-vous ce travail de sauvegarde et de préservation du patrimoine andalou ?

A un certain moment je me suis dit « et pourquoi ne pas faire profiter les autres de ce dont on m'a enseigné ? ». La transmission de l'héritage culturel est un devoir pour moi. Il faut qu'il y ait des personnes qui continuent à faire ce travail de transmission.

J'en suis déjà à 27 albums et les 27 sont des noubas. Il y a également des cours, des concerts et des ateliers. Désormais je me suis spécialisée dans le travail pédagogique en plus de l'artistique. Il faut donner aux enfants plus de clés pour qu'ils comprennent mieux ce patrimoine et cette musique qui paraissait, il y a encore vingt ans de cela, inaccessible.

Je fais ce travail de préservation à travers des concerts et des enregistrements et maintenant même via une transmission orale puisque je donne aussi des cours par le biais de mon association à Paris « Rythmeharmonie». Au début elle comptait à peine une dizaine d'élèves, aujourd'hui il y en a une cinquantaine. Dieu merci je suis arrivée à réaliser un projet que j'avais en tête : Enregistrer, donner des concerts et transmettre ce que l'on m'a appris.

On n'a pas le droit de garder pour soi ce que les maîtres nous ont appris. J'ai eu la chance de connaître des maîtres et d'apprendre d'eux. Comme c'est une transmission de génération en génération, de maître à disciple, je n'ai pas le droit de le garder. Il faut que je le transmette à mon tour et c'est comme cela qu'on arrivera à sauvegarder ce legs.

Avec mon association, à chaque fin d'année il y a un concert ou un spectacle durant lequel mes élèves présentent ce qu'ils ont fait durant toute l'année. C'est déjà une satisfaction en soi car il y a le public qui vient et qui constate le travail. Même moi lorsque je les entends sur scène, je me dis qu'il y a un résultat et ça c'est très important.

L'année passée, nous avons travaillé via Zoom mais il y a eu quand même un concert en présentiel à la fin de l'année à l'hôtel de ville de Paris. La priorité est aux enfants car c'est eux le futur.

 

Justement les associations culturelles algériennes sont de plus en plus nombreuses en France …

Cela fait plus de vingt ans que je travaille avec l'Enseignement Langue et Culture d'Origine (ELCO), mais cette année son statut a changé en France. Ils attendent la finalisation du projet avec la signature des accords entre les deux pays pour qu'on reprenne les cours avec les enfants. Ce sont des enfants issus de la communauté algérienne dont les parents souhaitent qu'ils fassent de la musique pour les imprégner de la culture algérienne. Donc l'arabe et le tamazight et l'andalou.

L'Algérie prend en charge sa communauté en France et c'est quelque chose de très bien parce qu'on a une relève en Algérie et on forme celle en France. Il faut qu'on commence à composer avec cette relève car maintenant il y a des associations dans toutes les villes d'Algérie mais aussi dans les villes de France. Pourquoi alors ne pas faire appel à elles lors des concours et festivals en Algérie ? Tout ce que les associations réalisent est dans le but de représenter l'Algérie.

Moi-même, lorsque je suis en concert quelque part dans le monde, je représente ma personne mais surtout l'Algérie. On met toujours devant mon nom celui de l'Algérie. Donc même si le public ne se souviendra pas de mon nom, il se rappellera de mon pays. Il dira qu'il aura entendu de la musique algérienne.

 

Comme c'est un patrimoine à transmission orale, comment pouvons-nous être sûrs qu'il soit transmis convenablement ?

Quelques fois les jeunes qui commencent ne sont pas assez formés. C'est une musique et un patrimoine qui demandent des années de travail et d'apprentissage. Il faut beaucoup de patience, de rigueur et de sérieux et du sacrifice de soi. Si on est pressé, on se forme mal, alors que pour commencer une carrière professionnelle il faut que la base soit solide. Cela nécessite des sacrifices, beaucoup de travail et de recherche.

Quelquefois, le jeune qui n'a pas déjà les moyens de jouer, quand il voit qu'il faut des sacrifices et beaucoup de temps à y consacrer, trouve cela difficile et laisse tomber cette spécialité. C'est pour cela que nous ne sommes pas nombreux à rester dans la sauvegarde et la préservation du patrimoine.

Ce patrimoine existe depuis des siècles déjà, il n'y a pas de risque de le perdre. Le risque réside dans les personnes qui le transmettent et qui risquent de le déformer. Il faut que les professeurs et les maîtres respectent et transmettent fidèlement ce patrimoine, comme nos prédécesseurs. Le maître d'ailleurs avant choisissait son meilleur disciple pour qu'il soit assuré de la bonne transition du patrimoine.

La technologie nous permet d'avoir plus de moyens pour préserver ce patrimoine. A travers les enregistrements et les concerts également. On n'a pas vraiment besoin de partition écrite, il faut la présence de l'élève pour une bonne transmission. C'est différent de la musique classique européenne. Nous on apprend le chant et la musique en même temps, tous deux sont complémentaires. La partition est un aide-mémoire mais pour les gens qui ont appris en présentiel.

 

La pandémie a chamboulé vos concerts, mais il semble que nous vous entendrons bientôt sur scène …

Tout à fait ! Le 21 février je serai à l'Opéra d'Alger Boualem Bessaih pour un concert car je suis invitée par la fondation Abdelkrim Dali qui organise un concours du 21 au 25 février. Je fais l'ouverture du Festival avec un concert puis il y aura des jeunes de tout le territoire pour un concours de musique andalouse. Je ferai partie du jury et pour la clôture je serai sur scène avec d'autres interprètes andalous.

Je serai au théâtre d'Oran le 28 février. En juin dernier, j'ai donné quelques concerts et j'ai travaillé avec 100 enfants à Angers avec l'orchestre philharmonique d'Angers comme je l'avais fait il y a quelques années avec l'orchestre philharmonique du conservatoire de Rouen. C'était pour leur offrir une approche de la musique arabo-andalouse algérienne. On a fait un programme sur la musique andalouse et c'était magique pour eux cette découverte.

On présente ce même projet cette fois en Ile de France le 18 Juin avec la Philharmonie de Paris. Il y a aussi « One night in Algeria » qui a été reportée à l'Olympia pour le 4 juin avec beaucoup de chanteurs algériens. Le 20 mai je me produis au centre culturel algérien et le 8 Juillet à Tours. J'y fêterai mon anniversaire et l'indépendance de l'Algérie lors du festival « les Méridiennes ».

 

Sarra Chaoui
"HORIZONS" mardi 8 février 2022