Dans la lignée de Maâlma Yamna

     
     
 

Elle est désormais "la voix" féminine par excellence de la musique classique algérienne arabo-andalouse. Son but, affirme-t-elle avec une grande conviction, est de préserver cette musique dans son authenticité. Elève de l’école d’Alger, dont elle perpétue fidèlement l’enseignement de ses maîtres, notamment Mohamed Khaznadji et Sid Ahmed Serri, Beihdja Rahal tend, par sa superbe voix cristalline, à sauvegarder «la lettre et l’esprit» de ce genre que l’on s’accorde à faire remonter à l’âge d’or de la civilisation arabe, incarné par Ziryab.

Travailleuse inlassable, obstinée, généreuse et passionnée, Beihdja a réussi, avec quelques rares consœurs, l’exploit de forcer les portes de l’univers andalou généralement accaparé par la gent masculine, et s’inscrit ainsi dans la lignée de Maâlma Yamna bent El Hadj El Mahdi et Cheikha Tetma. Non contente de se faire «une place au soleil» dans ce milieu, elle nourrit l’ambition de raviver la flamme du chant millénaire arabo-andalou, de le faire connaître et aimer, de le «démocratiser», en quelque sorte.

Elle avoue ambitionner d’enregistrer les 12 noubas conservées jusqu’à présent (sur 24) et a effectivement réalisé en grande partie ce vœu, patiemment, une année après l’autre. Et pas seulement ! D’autres projets, aussi palpitants, l’attendent. Si d’aucuns reconnaissent son incontestable talent, il reste, note-t-elle avec amertume, que «la femme n’a pas encore pleinement sa place dans ce domaine».

Elle est en cela un modèle de courage, de ténacité et de persévérance. Née déjà dans une famille de mélomanes, c’est naturellement qu’elle embrasse cette carrière, délaissant l’enseignement auquel la prédestinaient des études en biologie. Une autre profession, un autre destin… fabuleux celui-ci, puisqu’aujourd’hui, elle joue dans la cour des plus grands. Chanteuse-musicienne comblée, elle dirige son propre orchestre et peut être désormais considérée comme l’une des toutes premières interprètes du genre.

Cette place, Beihdja Rahal l’a conquise de haute lutte dans son propre pays. A l’étranger, elle s’applique avec bonheur à faire découvrir, proposer et aimer cette musique algérienne méconnue. Nul doute que l’Année de l’Algérie en France sera pour elle l’occasion de persévérer dans ce louable objectif. L’entretien qui suit permettra à nos lecteurs de mieux cerner et la personnalité et les projets de cette grande artiste.

 

En ce début d’année, où en êtes-vous de votre activité ?

Après les trois récitals d’Alger, je m’apprête à donner une série de concerts, en France, à Oman et en Hollande. Mais je reviendrai à Alger pour enregistrer mon dixième album, une nouba, comme promis.

 

Parlez-nous un peu de la dernière nouba hsine sortie au mois de Ramadan. Quelles sont ses particularités ?

J’ai eu de très bons échos du côté du public car c’est son avis qui compte le plus pour moi. L’interprétation de cette nouba reste difficile pour une voix féminine du fait de sa tonalité élevée. Cela nécessite donc un effort particulier. J’essaye à chaque fois de m’améliorer en travaillant davantage la voix et la technique, dans le souci de donner le meilleur à un public de plus en plus exigeant.

 

Que ferez-vous quand votre travail sur les 12 noubas sera achevé ?

J’ai plein de projets ! Les 12 noubas, ce n’est qu’un début car elles sont loin de constituer la totalité du patrimoine. Je suis très loin encore d’avoir réuni l’ensemble du patrimoine Sanâa.

 

Quelle place occupe d’après vous, la voix féminine dans la musique andalouse ?

La femme n’a pas encore la place qui doit être la sienne. Même si elle a appris cette musique dés son jeune âge aux côtés de l’homme, même si elle est aussi douée que lui, elle n’est reconnue encore que comme «soliste» au féminin. La femme a toujours prouvé ses capacités et son talent. Nous en avons un très bel exemple avec Maâlma Yamna bent El Hadj El Mahdi. Elle pouvait se trouver aux côtés des grands maîtres de l’époque sans aucun complexe. Elle était chanteuse et musicienne de très haut niveau mais elle ne pouvait chanter en public qu’en de rares occasions.

 

Si la femme est encore absente, que faut-il alors faire pour changer les choses ?

Je n’ai pas de solutions. Vous pensez bien qu’il est très difficile pour la femme de s’imposer dans ce domaine. Il appartient à nos institutions et aux artistes en général de changer tout cela. Croyez-vous que les talents féminins n’existent pas ? Ils ne manquent pas mais on ne fait rien pour les aider à progresser. Il faut que les mentalités changent, mais quand ?…

 

Quel regard porte Beihdja Rahal sur la musique algérienne en général ?

J’adore notre musique, et encore davantage depuis que je vis en France. C’est notre identité, notre moyen de communication avec le reste du monde… Voyez comment réagissent les européens à l’écoute de nos musiques traditionnelles !

 

Qu’écoutez-vous en dehors de l’andalou ? Vos chanteurs ou chanteuses préférés ?

Ce que j’écoute n’est pas spécialement de l’andalou. J’aime tout ce qui est beau et bien chanté. J’aime Ahmed Wahbi, Allah Yarhamou, j’aime le jazz, j’aime les mouachahate, j’écoute Sabah Fakhri, Kadhem Essaher, Fairouz, etc.…

 

Avez-vous d’autres occupations en dehors de votre musique ?

La musique occupe une grande partie de ma vie. Lorsque je ne répète ni ne chante, je donne des cours d’andalou au centre culturel algérien à Paris, je réponds aux nombreux courriers que je reçois chaque jour, ou bien, le soir je rencontre des amis, je vais au théâtre, au cinéma…

 

Peut-on connaître votre point de vue sur cet important événement qui marquera 2003, à savoir l’Année de l’Algérie en France ?

L’année de l’Algérie en France est une occasion en or pour faire découvrir et connaître notre culture. Pour les jeunes artistes, c’est aussi l’occasion de montrer leur talent à un public autre que le public algérien, celle aussi de connaître les artistes français, de partager avec eux une méthode de travail différente, des expériences différentes. Ce sera certainement très enrichissant.

 

Pouvez-vous nous citer un épisode de votre vie artistique qui vous a marqué ?

Ma rencontre en 2001 avec Cheikh El Hasnaoui, Allah Yarhamou ! Cet homme représentait la culture nationale. Pour moi il était le patrimoine national à lui tout seul. Et dire que j’ai été la dernière algérienne à l’avoir vu, une année avant sa disparition ! C’était important de transmettre son message à nos compatriotes, particulièrement ses fans qui s’imaginaient que le Cheikh ne voulait plus avoir de contacts avec son pays. Cela m’avait fait plaisir de leur donner des nouvelles de ce grand chanteur, de leur dire qu’il était toujours vivant, qu’il habitait l’Ile de la Réunion, et était prêt à venir chanter dans son pays.

 

Hind Oufriha
"DJAZAIR 2003" No 6, avril-mai 2003