Le verbe, la note et la gloire

     
     
 

Le parcours artistique des chanteurs et poètes lyriques algériens intéresse enfin le monde de l'édition. Plusieurs livres sont parus à l'occasion du 23e Salon international du livre d'Alger (Sila), qui s'est déroulé du 29 octobre au 10 novembre 2018, sur les interprètes et auteurs de l'andalou, du châabi, du hawzi et de la chanson kabyle. Des livres biographiques riches en textes poétiques, en photos inédites, en informations et… en anecdotes.

 

«Beihja Rahal, la félicité du répertoire andalou»

«Beihja Rahal, la félicité du répertoire andalou», paru aux éditions Enag, à Alger, est un beau livre écrit par Kamel Bouchama, ancien ambassadeur et ancien ministre.

«Je suis un enfant qui a baigné dans l'andalou. Cherchell, ma ville natale, est une ville qui adore cette musique. J'ai déjà écrit un beau livre sur Abdelkader Allal, un grand militant, compagnon de Aïssat Idir. C'est une manière de l'honorer. Nous nous rencontrons souvent, moi-même, mon épouse, Beihdja Rahal et Djoher Amhis, au domicile de Mme Allal où l'on prend un bon couscous en parlant de poésie et de musique. J'ai alors demandé à Beihdja l'autorisation d'écrire un livre sur elle. Et, c'est de cette manière que ce projet est né. J'ai fait des recherches sur sa biographie. Dès que je terminais un grand chapitre, je le lui envoyais pour une révision des dates des concerts et des rencontres. Elle est satisfaite par ce travail fini», explique Kamel Bouchama, lors d'une rencontre au Sila 2018.

L'auteur raconte comment la chanteuse andalouse a choisi de faire carrière dans la musique après des débuts professionnels dans le secteur de l'éducation (après l'obtention d'une licence en biologie) à Alger. Il revient sur son passage dans les associations Fakhardjia et Essoundoussia et sur son apprentissage du chant aux côtés notamment de Mohamed Khaznadji et de Abderrazak Fakhardji. Il évoque son départ vers la France, en 1992, avec le début des violences en Algérie pour s'y installer.

En France, Beihja Rahal perfectionne son style de chant et approfondit les recherches sur le patrimoine andalou. Depuis, elle ne cesse de produire des albums, le 27e de la série consacrée aux noubas, est sorti durant le Ramadhan 2018.

«Le travail du chanteur ne se limite pas a monter sur scène»

Beihja Rahal rappelle que Kamel Bouchama lui a seulement demandé de lui remettre des photos pour illustrer le livre. «Après seulement deux mois, il m'a envoyé un travail presque terminé. Il a fallu revoir quelques dates et des lieux. Les photos étaient déjà placées page par page. Et quand je vois, le travail fini, quel honneur pour moi ! Le public et les fans m'ont confié qu'ils avaient besoin de ce livre. Ils m'ont dit qu'ils me connaissaient par le chant et par les albums mais qu'ils voulaient me connaître plus sur le plan personnel, familial, côté jardin quoi !», confie la chanteuse.

Kamel Bouchama a-t-il tout dit, tout écrit? «Presque. Dans le côté jardin, on laisse toujours un coin secret. On garde des choses pour la prochaine fois peut-être. Je trouve que le titre du livre est magnifique. Il évoque ma carrière et mes rencontres. Ces rencontres sont, pour moi, des hommages. On cite Slimane Benaïssa, Cheikh El Hasnaoui, Saâdane Benbabaali, Ali Haroun, et d'autres. Je voulais qu'ils soient mentionnés dans ce livre», souligne-t-elle.

Les chanteurs doivent, selon elle, transmettre et diffuser leurs œuvres. «Le travail du chanteur ne se limite pas à monter sur scène, interpréter des chants et sortir par les coulisses. Il peut parler de sa musique et de son origine ainsi que du patrimoine algérien. C'est important pour lui de parler et d'aller à la rencontre du public. C'est cela qui va donner ensuite des idées pour publier des livres», dit-elle.

Elle évoque la sortie en 2008 d'un premier livre qui lui était consacré aussi, «La plume, la voix et le plectre» de Sâadane Benbabaali (paru aux éditions Barzakh à Alger). «C'était également l'occasion d'évoquer l'histoire de la musique andalouse, de sa poésie et des Mouachahat, etc. Le public s'intéresse davantage au chanteur lorsque des livres sont régulièrement publiés», relève Beihja Rahal.

 

Hadj M'rizek, «L'autre école du chaâbi»

Autre ouvrage : «Hadj M'rizek ou l'autre école du Chaâbi» de Abdelkader Bendamèche. C'est le premier ouvrage consacré au chanteur chaâbi, disparu à l'âge de 43 ans, en 1955, après une riche carrière dans le chant et la composition musicale.

Abdelkader Bendamèche, ancien commissaire du Festival national de la musique châabi, rappelle le parcours de Hadj M'Rizek, enfant de la Casbah d'Alger et grand supporter du Mouloudia, qui a laissé des traces dans le Chaabi, chant sorti des entrailles de la Citadelle.

L'auteur s'est appuyé sur plusieurs témoignages dont ceux de Boudjemaa El Ankis, de Kamel Hamadi et d'autres. «J'ai évoqué aussi une partie de son oeuvre. C'est une manière de contribuer à mieux faire connaître cet artiste. Hadj M'Rizek est une véritable école. Jusqu'à maintenant, la connaissance musicale s'est contentée de considérer El Anka comme unique école du chaâbi. On n'a donc pas vu d'autres couleurs. M'rizek en est une. Ce qui distingue l'école Hadj M'rizek est la clarté du texte et la position du chanteur par rapport à la population. Il était aimable, aidait les jeunes et restait aux côtés de ses musiciens toute l'année. Dans la musique, il faisait différent. Il mettait sa personnalité en évidence plus que les autres. Sur le plan musical, il a donné un plus dans le sens où il n'a pas été chauvin, conservateur. Il ne reprenait pas les mélodies qui existaient auparavant. Il a mis ses choses à lui. Par exemple, il a chanté «idha thab taâmel sport, charek fel El Mouloudia» (si tu veux faire du sport, adhère au Mouloudia) (chanson datant des années 1940). Il était président de la section natation du Mouloudia. Au stade, il était applaudi», note Abdelkader Bendamèche.

Selon lui, Hadj M'rizek a été, pendant longtemps, marginalisé. «Il n'y a rien d'écrit sur lui. Il a fallu discuter avec sa famille pour récolter quelques informations. La famille m'a reproché de ne pas m'être intéressé au chanteur auparavant. Il n'y a que quelques articles de presse ici et là. Moi-même, j'ai écrit quelques articles sur lui dans «El Moudjahid» ou dans «Le Soir d'Algérie» lorsque l'occasion se présentait pour lui rendre hommage, mais sans aller dans le détail», précise-t-il.

 

Mohamed Badji, «El Meqnine ezzine»

Abdelkader Bendamèche s'est intéressé aussi à une autre icône du chaâbi, Mohamed Badji. «El Meqnine ezzine ou le cri de Cheikh Mohamed Badji», paru aux éditions Enag, à Alger, évoque le chanteur et le poète populaire qui «cisèle les mots avec art et tendresse».

Mohamed Badji est auteur de nombreuses chansons célèbres du chaâbi dit moderne comme «Bahr tofane», «Aliki bel hana oua dhamane», «Ya el maqnine ezzine», «Hadh el khatem», «Nahdilek rohi ou mali», «Nethadeth maâk ya qalbi» et «Fin hiya li maktouba liya».

Abdelkader Bendamèche a pris soin de publier en arabe l'intégralité de ces textes dans son livre ainsi que des images rares de l'artiste, disparu en juin 2003 à l'âge de 70 ans. L'auteur suit le parcours de Mohamed Badji qui a appris le jeu d'instrument, la musique et le chant aux côtés, entre autres, de Moussa Bousbaâ, son premier mentor, et de Kaddour Cherchalli, Mouloud El Bahri, Dahmane El Harrachi, Moh Segheir Laâma, Moh Kanoun et Cheikh Namous. Il évoque également l'engagement nationaliste de Mohamed Badji en passant par l'école des Scouts musulmans algériens (SMA) grâce à Didouche Mourad.

Après le déclenchement de la guerre de Libération nationale, en 1954, Mohamed Badji a été désigné à la tête de la cellule du FLN au quartier La Redoute (El Mouradia), à Alger. En février 1957, il a été arrêté et détenu à Serkadji. Il a subi comme d'autres nationalistes algériens la torture sous toutes ses formes. Mais, il a résisté à la «Question».

«Après plusieurs jours de comparution dans un simulacre de procès au tribunal militaire, la sentence de Mohamed Badji et de sept de ses compagnons est tombée comme un couperet : c'est la condamnation à mort (…) Cette peine de mort va être commuée en celle de travaux forcés à perpétuité par décret présidentiel daté du 28 février 1959», écrit Abdelkader Bendamèche. Mohamed Badji et ses compagnons seront libérés en 1962, après la signature des Accord d'Evian entre le FLN et le gouvernement français.

 

Cheikh Sidi Lakhdar Benkhlouf, «Le prince des poètes»

Après sept ans de travail de recherche et d'écriture, Abdelkader Bendamèche publie, en trois volumes, aux éditions Enag, à Alger, «Cheikh Sidi Lakhdar Benkhlouf, prince des poètes du Melhoun».

C'est le deuxième ouvrage consacré au poète après celui de Mohamed Bekhoucha en 1958. «Mais, ce n'était qu'un survol de sa biographie avec quelques poèmes. En 2007, l'association Azur de Mostaganem a fait un travail approximatif sur le poète. A partir de là, je me suis dit qu'il fallait faire un travail scientifique, de classification et de reprise sur ce personnage historique pour le remettre dans l'actualité culturelle et artistique nationale.

Sidi Lakhdar Benkhelouf a vécu au XVIe siècle, a embrassé toutes les formes de la connaissance, nous a rapporté ce qu'il a vécu lui-même en parfait historien et sociologue. Il a raconté toutes les batailles de l'Islam. 
Il a fait aussi El Jafr, la prédiction. Il a prédit l'avenir, pas comme Madame Soleil, mais comme Ibn Khaldoun.

A la base de sa recherche était la constatation sociologique. Il a dit aux gens : «si vous gardez ce comportement, voilà ce qui va se passer dans quatre siècles», détaille Abdelkader Bendamèche. Il précise que Sidi Lakhadar Benkhelouf rapportait l'actualité d'aujourd'hui.

«On dirait qu'il vit avec nous. Sa principale oeuvre était le panégyrique du Prophète Mohamed (QSSSL). Il a été le second par rapport Hassan Ibn Thabet. Dans ce livre, je reprends le siècle des grandes découvertes, le XVIe. Sidi Lakhdar Benkhelouf fut le grand narrateur d'une grande bataille qui a eu lieu entre le 22 et le 26 août 1558, la bataille de Mezghrane. Il reste le seul témoignage vivant et oculaire sur cette partie de notre histoire. Des historiens espagnols sont venus en Algérie chercher des informations sur cette bataille à partir du texte de Cheikh Sidi Lakhdar Benkhelouf. Il reste jusqu'à aujourd'hui le fondateur de la poésie Melhoun au Maghreb. Il a tracé le chemin de cette poésie que nous ne connaissons pas auparavant», ajoute l'auteur.

Pour rappel, Abdelkader Bendamèche est également l'auteur d'autres ouvrages, dont «La troupe artistique du FLN (1958-1962)», «Mahboub Bati, un artiste de légende», «Cheikh Hsissen : le chaâbi, la Révolution, un parcours» et «Cheikh Abdelkrim Dali : une vie, une oeuvre»

 

Djamel Allam : la nouvelle musique populaire

Après deux ouvrages sur El Hachemi Guerouabi et sur Mohamed Lamari, le journaliste culturel Abdelkrim Tazaroute publie cette année, aux éditions ANEP à Alger, «Djamel Allam, de Ourtsrou au Youyou des anges», un beau livre de 155 pages, préfacé par Boukhalfa Amazit.

«Parler de Djamel Allam, c'est faire la genèse de la nouvelle musique populaire algérienne, dont la préhistoire remonte aux maquis avec les chansons populaires, généralement interprétées par les femmes, à la gloire des combattants et aux frontières avec la troupe du FLN qui, comme l'équipe de football, a sillonné le monde pour porter l'image de l'Algérie combattante», écrit le journaliste Boukhalfa Amazit.

Selon lui, évoquer Djamel Allam, décédé le 15 septembre 2018, c'est remonter aux sources du renouveau de la chanson «depuis le Cabaret La voûte (qui était au complexe touristique de Sidi Fredj, à l'ouest d'Alger) jusqu'à ce microsillon de 45 tours des éditions Oasis avec en face A «Ourtsrou» (dans les années 1970).

Abdelkrim Tazaroute raconte l'époque des années 1970, qualifiée de faste, avec un bouillonnement culturel sans commune mesure, alimenté par l'idéal révolutionnaire socialiste et le combat identitaire amazigh.

L'auteur détaille les thématiques des chansons de Djamel Allam, au fil des ans, avec toujours le même attachement aux racines, à la liberté et au retour. «Il est fondamentalement celui qui a rénové et modernisé la chanson kabyle. Cela est d'ailleurs admis par ses pairs qui, aujourd'hui, reconnaissent en lui un authentique maître, un modèle», souligne-t-il.

L'auteur publie aussi des photos, anciennes et récentes de l'artiste, ainsi que des extraits des paroles des chansons avec des traductions de tamazight vers le français. Entre 1974 et 2008, Djamel Allam a produit une dizaine d'albums et de compilations. «Youyou des anges» est son dernier album.

 


"REPORTERS.DZ" dimanche 25 novembre 2018