Beihdja Rahal ou la virtuosité dans l'interprétation
     
     
 

Ô mon cœur esseulé, ton mal était sans remède... Mais voici qu'en ma demeure, j'ai reçu ma belle dans toute sa joie. A l'occasion de la sortie, depuis le 16 avril, d'un CD chez Soli Music consacré à la Nouba Raml El Maya, Beihdja Rahal explique dans l'entretien qui suit son attachement affectif à la préservation du patrimoine andalou, de l’école d'Alger La Çan'a. Une œuvre de longue haleine mais une œuvre nécessaire.

 

Pourquoi a-t-on le sentiment qu'à l'exception de quelques rares voix et vous, aucune autre femme ne veut actuellement aller plus loin dans la sauvegarde de ce patrimoine lyrique ?

Je ne dirais pas qu'aucune femme ne veut aller plus loin dans la sauvegarde de ce patrimoine, je dirais plutôt qu'elles n'ont pas les moyens de le faire. Elles ne trouvent aucun soutien, aucune aide, elles ne sont pas encadrées, prises en main par leurs professeurs, l'entourage dès qu'on découvre leur talent. Le domaine de toute musique classique reste très difficile, il faut des années de travail acharné, de sacrifices, de patience en plus du talent à développer, et si un élément vient à manquer, on tombe dans la médiocrité.

 

Vous écrivez dans le livret accompagnant le CD de la dixième nouba que “la société algérienne demeure beaucoup plus exigeante avec ses artistes féminines que ses artistes masculins”, une explication qui n'arrive pas à me convaincre. Qu'en pensez-vous ?

Je pense que c'est plutôt la femme qui est exigeante envers elle-même pour offrir un bon travail, de belles noubas à écouter pour ensuite s'imposer en tant qu’interprète dans cette musique et arriver à changer les mentalités.

 

Le CD de la Nouba Raml El Maya sortira en France le mois de juin prochain aux éditions Playasound. Dans le livret qui l'accompagne, vous vous définissez comme une “femme musulmane et musicienne interprète qui a opté pour une carrière professionnelle dans un domaine longtemps chasse gardée des hommes”. Estimez-vous avoir réussi dans l'objectif de mettre un terme à l'engrenage de la marginalisation de la femme ?

Je ne suis pas la seule, heureusement, à avoir réussi à mettre un terme à la marginalisation de la femme dans ce domaine, la preuve : faites une virée chez quelques disquaires à Alger, on vous citera des noms de femmes mais presque aucun nom d'hommes en dehors de celui de Sid Ahmed Serri et Mohamed Khaznadji, nos maîtres. Pour des interprètes faisant partie de ma génération, la voix masculine est absente.

 

Beihdja Rahal fait partie de cette génération d'interprètes en andalou formés au sein de prestigieuses associations musicales que sont notamment El-Djazaïria- El-Mossilia, El-Fekhardjia et Essendoussia, les deux dernières en ce qui vous concerne. Cette formation a-t- elle permis la réalisation de cet objectif ?

Bien sûr. Je ne serai pas Beihdja Rahal que le public connaît si je n’avais pas fait ces passages obligés. C’est vrai que j’ai été formée au conservatoire d’abord, mais je me suis forgée, je me plais à le dire, dans ces deux associations. Les associations en Algérie sont des écoles, c’est dans ces locaux que grouillent les talents de demain. Et c’est bien pour cela qu’elles doivent être encadrées et contrôlées, je dirais même qu’elles devraient avoir un programme et une méthode de travail respectés à l’échelle nationale.

 

Revenons à ce CD, consacré à la Nouba Raml el Maya et sorti depuis le 16 avril en Algérie chez Soli Music. Durant une heure, nous sommes ravis, transportés entre flux et reflux des sentiments de la solitude et de la plénitude retrouvée, de l'amour consumé et de l'amour assouvi, de la tristesse et de la joie, de la passion et de la nostalgie... Comment faites-vous pour savoir exalter tant de sentiments ? En d'autres termes, quel est le secret de cette Nouba Raml El Maya ?

Je ne sais pas s’il y a un secret, je dirais plutôt qu’il y a du travail, des mois de travail avant ce résultat. Avant d’enregistrer chaque nouba, je passe au moins trois mois de préparation, entre le choix des morceaux, les répétitions seule puis avec les musiciens, ensuite commence l’enregistrement proprement dit : c’est la période passée en studio à voir et revoir chaque partie de cette nouba avec le souci de satisfaire le grand public.

 

On remarque une unité, une harmonie parfaite dans l'interprétation de cette nouba et une symbiose avec les neuf musiciens, que dis-je virtuoses qui composent l'orchestre. Comment êtes-vous arrivée à cette alchimie ? Vous privilégiez une interprétation rigoureusement classique de la nouba. La rigueur autorise- t-elle l'improvisation et la fantaisie ?

La rigueur a une importance capitale dans cette musique. Rigueur et fantaisie ne vont pas ensemble, vous devez faire un choix. C’est vrai qu’il y a une touche personnelle dans mon interprétation par mon timbre de voix particulier, ma façon de chanter, ma diction… mais la çan’â exige une discipline. Vous avez parlé des musiciens, il faut aussi parler de Bouabdellah Zerrouki qui fait un travail merveilleux. C’est grâce à lui que j’ai pu entreprendre ce projet.

 

Vous possédez une merveilleuse tessiture de voix et vos chants sont déclamés sur une gamme assez large et que peu d'interprètes arrivent à maîtriser. Comment inciter les élèves des associations musicales et des conservatoires à élargir leurs gammes dans un spectre allant du Do à Si ? Est-ce aisé à obtenir ?

Je pense que chaque chanteur doit choisir les gammes où il pourra se sentir à l’aise. S’il peut avoir un spectre assez large pourquoi pas, mais ce n’est pas le plus important. C’est aux professeurs et chefs d’orchestre de guider chaque élève dans ce choix qui lui servira plus tard s’il devient soliste ou chanteur.

 

Récemment, vous avez encouragé les élèves de l'association musicale El-Djennadia qui ont rendu un hommage au maître Djennadi de Boufarik à persévérer dans cette voie. La préservation de l'andalou est inéluctable mais difficile dans un contexte de promotion facile du médiocre. Comment perpétuer alors cet héritage ?

J’encourage les élèves de toutes les associations à persévérer dans cette voie, ce n’est pas facile, certes, mais nous avons besoin de cette force montante. Il faut les former en leur donnant de bonnes bases, en plus de bons exemples à suivre. Cet héritage est sauvé si on le met entre leurs mains.

 

Quels sont les projets de Beihdja Rahal ? Des concerts sont-ils prévus pour la promotion de ce CD ? On a évoqué votre non-participation aux activités de l'Année de l'Algérie en France. Pourquoi cette absence ?

En Algérie, pas encore. En dehors de mon travail sur la nouba algéroise, j’ai commencé un travail avec des musiciens du conservatoire de Rouen que nous allons continuer puisque nous venons de l’enregistrer pour le mettre sur CD. Nous allons donner d’autres concerts en juillet, cette fois-ci avec 200 musiciens venus de plusieurs pays européens. C’est la meilleure façon d’intéresser des musiciens occidentaux à notre musique classique.

Quant à ma “non-participation” aux activités de Djazaïr 2003, je n’ai jusqu’à présent pas été contactée pour ensuite refuser. Je suis pour une telle manifestation, je suis pour que l’Algérie avec toutes ses richesses et diversités culturelles ait une place de choix pendant douze mois dans tout le territoire français. J’ai seulement dit que je n’avais pas de concerts prévus en France, organisés du côté algérien.

 

Merci Beihdja Rahal, que votre joie guide la nôtre.

 

Chérif Bennaceur
"LE SOIR D'ALGERIE" vend-sam. 9-10 mai 2003