La musique adoucit les mœurs : l'artiste à la voix d'or

     
     
 

Licenciée en biologie, Beihdja Rahal est une musicienne à la voix cristalline. Elève du Conservatoire d’Alger, elle vient de sortir chez Soli Music, un CD intitulé la nouba mezmoum. Portrait d’une femme artiste au talent avéré Beihdja Rahal a emprunté le chemin de la musique classique andalouse par pur hasard.

Au départ, ce n’était que par loisir. Ses parents l’ont inscrite au conservatoire en 1974 en même temps que ses frères et sœurs, après leur avoir demandé de choisir leur genre musicaux. Elle choisit, donc, l’andalou non pas parce qu’elle était attirée par ce genre ou qu’elle l’écoutait, mais parce qu’elle pouvait avoir un instrument entre les mains, contrairement à ses sœurs, qui ont choisi le piano. «Nous avions un piano à la maison mais, pour moi, il appartenait à toute la famille, je voulais un instrument à moi toute seule», dit-elle.

En 1982, elle rejoint l’association El Fakhardjia, dirigée à l’époque par Abderrezak Fakhardji lui-même. En 1986, avec quelques membres et musiciens de cette association, elle crée Essoundoussia. «Au départ, nous n’avions qu’une seule classe, puisque tous les membres de l’orchestre étaient formés, par la suite nous avons créé d’autres classes. Une semi-supérieure et des classes d’initiation et j’assurais le suivie de l’une d’entre elles».

En 1992, elle s’installe en France, et c’est là où elle décide de former son propre orchestre et de commencer à donner des concerts en France puis en Europe. La tâche n’a pas été facile au départ. Elle n’était pas assez connue, et elle n’avait aucun enregistrement à faire écouter.


Débuts prometteurs à El Fakhardjia

«Il ne faut pas oublier que même en Algérie, mon nom ne disait pas grand-chose au public en dehors du peu de monde qui fréquentait les salles de concerts les soirs où les associations se produisaient lors de festivals. Je n’étais qu’une soliste parmi d’autres, même si l’on disait déjà que j’avais une voix particulière», confie-t-elle. La jeune chanteuse devait à la fois penser à faire ses preuves tout en tentant de réhabiliter l’image de la femme dans la pratique du chant classique.

C’est dans le tumulte de la vie parisienne, entre 1995 et 1999, que naîtront les trois premières noubas dans les modes zidane, mezmoum puis rasd, lesquelles commenceront à faire connaître Beihdja Rahal comme l’une des voix les plus prometteuses de la musique classique algérienne. Douée d’un talent certain, elle ira porter la bonne parole andalouse dans quelques pays d’Europe, d’Orient et du Maghreb. Beihdja Rahal avoue qu’elle n’a pas eu d’artistes de référence. Elle ne peut pas dire qu’une voix l’a marquée, c’est pour cela qu’elle a fait de l’andalou.

Elle affirme qu’elle n’a pas fait de la musique pour en faire un métier, il n’en était pas question. C’était juste un passe-temps qui est devenu une passion des années plus tard. Elle a eu la chance de connaître de grands maîtres et des enseignants de l’andalou. Elle a beaucoup appris chez certains, elle a pris les autres comme modèle «et je suis ce que je suis après 30 ans de formation».

L’artiste s’est lancée depuis dix ans dans l’enregistrement de douze noubas. Elle vient de sortir chez Soli Music la nouba mezmoum. L’enregistrement des 12 noubas, ou douze modes, n’a pas été chose facile. Elle s’est fixée le but pour un premier temps de mettre sur CD les douze modes existant dans la musique çanâa, ce n’est qu’une goutte d’eau dans un océan. Elle les a ensuite rassemblés dans un coffret qui vient tout juste d’être édité par Soli Music, à l’occasion du nouvel an. «On ne pense pas souvent à des compilations comme en Europe, alors que la demande est importante, les sondages l’ont bien prouvé. Je vais peut-être reprendre une deuxième série de 12 autres noubas avec des morceaux différents, pourquoi pas.»

Elle pense que si l’on veut garder ce patrimoine, il est de notre devoir de ne rien toucher ni transformer, sauf lorsqu’on sent qu’il y a des erreurs d’orthographe ou de rythme. On essaye alors de rectifier tout en gardant la structure originale et en consultant les anciens qui ont encore plus d’expérience et un patrimoine plus large.

Dans sa dernière nouba Mezmoum, Beihdja Rahal a tenu à rendre hommage au regretté Hadj Omar Bensemmane. Son fils Yacine a transmis à l’artiste en quelques séances de travail, des pièces du répertoire de son père que l’on croyait pour certaines perdues à jamais. «Hadj Omar Bensemmane a bien laissé des morceaux inédits et un répertoire qui reste jusque-là inexploité, c’était un maître de la même trempe que les frères Fakhardji. Ses enfants ont eu la gentillesse de me donner quelques morceaux pour ma dernière nouba, des morceaux inédits. J’ai eu l’honneur de les interpréter et de lui rendre un modeste hommage par la même occasion, mais ce n’est pas suffisant.»

Beihdja Rahal considère qu’elle n’est ni chercheur ni musicologue, mais tout simplement un interprète. «Mon rôle n’est pas d’aller à la recherche de ces morceaux inédits, pourtant je le fais à chaque fois qu’il m’est possible de le faire. Il y a des gens plus aptes à faire ce travail, mais il faut qu’il se mettent à plusieurs, car c’est en équipe qu’ils arriveront à des résultats.»


Les anciens détiennent un patrimoine inestimable

A la question de savoir si la chanteuse a l’intention d’exhumer au parfum du jour d’autres noubas, elle répond : «Les noubas que nous connaissons sont au nombre de douze, il existe trois modes, le âraq, le maoual et le djarka qui restent incomplets, et c’est pour cela qu’on ne parle pas de nouba, dans ce cas-là. Cela peut être l’équivalent de la IXe Symphonie de Beethoven ! Je ne crois pas qu’on puisse exhumer une nouba mais plutôt quelques morceaux si possible. Mais encore une fois, on parle plus d’interprétation dans mon cas.»

Elle porte un regard assez particulier sur la musique arabo-andalouse. Elle aimerait que l’andalou occupe la même place qu’occupe la musique classique occidentale en Europe. Tant que cette musique reste méconnue à travers tout le territoire national, tout reste à faire. «Les conservatoires ont pratiquement tous fermé, les associations ont pris le relais, malheureusement, elles n’assurent plus leur rôle principal qui est la formation. La formation avant tout de futurs musiciens, de solistes et pourquoi pas de chanteurs». Ces associations, dit-elle, sont des écoles, et c’est l’Etat qui doit assurer le suivi, le contrôle par des personnes compétentes et choisies pour qu’il n’y ait pas de dérive.

Pour elle, la relève existe mais malheureusement, elle n’est pas encadrée, elle est livrée à elle-même. Les maîtres ne sont plus sollicités pour conseiller et diriger la génération montante, mais il n’est pas trop tard pour bien faire. C’est une musique, martèle-t-elle, savante, elle a besoin de sérieux, de rigueur et de presque toute une vie d’apprentissage. «Nous avons besoin des anciens, ils sont encore parmi nous, profitons de leur savoir.»

La musique classique algérienne, a un autre public autre qu’algérien. Avant tout, la musique, argumente-t-elle, est universelle, elle n’a pas de frontières. Beihdja Rahal peut intégrer une nouba en Algérie comme elle peut l’interpréter en Chine ou au Brésil. Il suffit d’organiser des concerts dans tel ou tel pays. La musique classique algérienne est une grande musique, «elle trouve son public partout dans le monde à condition qu’elle soit bien interprétée. Le public n’a pas de nationalité lorsqu’il est en face d’un chanteur». Le public européen est très curieux. Il aime les musiques du monde, il se déplace en nombre important lors des concerts. La musique qu’elle interprète est magnifique.

«Je suis fière d’être son ambassadrice, je n’ai pas besoin de la transformer ou de l’arranger pour la faire connaître et aimer, elle est si belle à l’état pur.» Beihdja Rahal n’a pas l’intention de s’arrêter en si bon chemin, elle commence d’ores et déjà à réfléchir sur son prochain album. Il est encore au stade embryonnaire «mais je ne pense qu’à ça en ce moment». Actuellement, elle donne des cours de musique à Paris, au Centre culturel algérien. C’est un travail qui la passionne. Elle adore travailler avec les enfants qui prennent, assimilent et accumulent tout ce qu’on leur donne. «Il faut être conscient de la responsabilité que nous avons en transmettant ce patrimoine aux générations futures», conclue-t-elle avec un sourire au coin des lèvres.


Parcours

Beihdja Rahal est née en juillet 1962, à Alger, dans une famille de mélomanes. Elle entre au conservatoire d’El Biar en 1974, découvre la musique andalouse grâce à son premier professeur, Zoubir Kakachi, qui lui apprend à poser les doigts sur une mandoline. Plus tard, elle continue son apprentissage avec des maître tels Abderrezak Fakhardji et Mohamed Khaznadji. Elle a appris à jouer de la kouitra, modèle assurément dérivé du luth arabe, et qui, en Algérie, est un instrument de base de l’orchestre arabo-andalou et son emblème.

Elle a fait son apprentissage musical au sein des associations algéroises les plus prestigieuses: de 1982 à 1985, elle rejoint l’association artistique et culturelle El Fakhardjia en tant que musicienne et l’une des principales solistes de l’époque, puis en 1986, elle est l’un des membres fondateurs de l’association musicale Essoundoussia. Elle y assure des cours d’initiation dans une des classes créées. Parallèlement, elle suit des études universitaires en biologie.

En septembre 1992, Beihdja Rahal s’installe en France. Deux ans plus tard, elle fonde son ensemble. En 1995 est née la Nouba Zidane, l’écoute de cette première œuvre, enregistrée avec une petite formation, nous fait découvrir une voix particulière empreinte de jeunesse et de délicatesse. La nouba dil, 4e opus, est réalisée en l’an 2000 à Alger, avec une nouvelle formation constituée de musiciens algérois de renom a été le début d’une série de noubas officiellement promises au public algérien.

Cela ne l’éloignera pas pour autant de la scène étrangère, puisque Beihdja Rahal, tout en résidant et dispensant des cours de musique à Paris, aura à se produire dans plusieurs villes de France, en Suisse, en Allemagne, en Hollande, en Angleterre, en Espagne, en Italie, en Jordanie, en Tunisie, au Maroc, en Egypte jusqu’à l’île de la Réunion.

En trois années d’efforts intenses, de recherche et de répétitions, la boucle des douze noubas s’est refermée, faisant ainsi de Beihdja Rahal la première femme à mettre à la disposition du public, par le biais du commerce et au service d’une musique qui lui a tout donné, une série de douze enregistrements dédiés au culte de la nouba dans ses différents modes.

 

Nassima Chabani
"EL WATAN" jeudi 23 décembre 2004